07/03/2015
Pour une débénabarisation du quotidien 167-174
Suite du poésie-contest en temps réel et sous vos applaudissements avec Emanuel Campo. Livraison précédente ici.
167) En 86 je transformais lentement ma propre nature sauvage en nébuleuse de culture sauvage. En 86 je n'avais rien à foutre du département 86, qui est la Vienne, qui est en Poitou-Charentes, et dont le chef-lieu est Poitiers. En 86 je n'avais même pas l'idée de bouter les Sarrasins hors du royaume des Francs. En 86 si je voyais un marteau, je m'en saisissais, je tapais, sur tout et n'importe quoi, sans distinction de race ni de religion. En 86 j'étais dans l'égalitarisme et je bavais beaucoup.
168) En 86 ma grande sœur me mettait dans ma poussette me poussait jusqu'au couloir et me balançait droit devant direction la porte des voisins. Je riais à m'en éclater les vaisseaux sanguins et j'écartais les jambes juste avant le choc. Ce fut mon expérience de la confiance totale.
169) En 86 il n'y avait qu'aujourd'hui et la veille de demain et ça durait des siècles. Cela dit, j'étais déjà insomniaque. Trop de choses à faire, à voir, à mettre à la bouche. Mes parents payent encore leurs nuits sans sommeil à l'heure qu'il est. Mais ils étaient encore capables de se lever, de résister à la tentation de m'envoyer par la fenêtre et de retourner se coucher en évitant de voir ce que le mitterandisme était déjà devenu. Il n'y avait pas encore eu de chanteur ironiquement générationnel pour leur enfoncer le nez dans leur trivialité. Ils faisaient ce qu'ils pouvaient. Ils y croyaient.
170) 86 : De gueule au pâle ondé d'argent accompagné de cinq châteaux d'or maçonnés de sable et donjonnés de trois tourelle de même ordonnés en sautoir et brochés sur le tout. Voilà à peu près ce que je comprenais quand vous disiez devant moi autre chose que lait, rot, purée, caca, doudou, grande sœur.
171) Ton film continue. Ton acteur américain s'instille en moi doucement, gentiment, juste à côté de ma migraine et de mon année 86. Si tu savais combien de siècles elle a duré, cette année où je suis descendu de mon arbre, où j'ai découvert le feu, inventé des outils, commencé à enterrer mes morts, fait commerce ou la guerre ou les deux avec mes voisins, inscrit des stèles dans une langue réservée aux prêtres, sacrifié à des dieux rapidement passés de mode. Je me replonge dedans, et je me prends à rêver. Un long chant monte en moi. Quarante choristes en uniforme soviétique évoque la jeune fille simple sur son rivage, avec son aigle et les lettres de son héroïque fiancé. En 86, j'ai toujours l'espoir que ce soit lui, lui en particulier, qui s'occupe du cas de ton acteur américain dans une cave anonyme des faubourgs de Moscou, avec une fraise de dentiste, des cisailles, une faucille et un marteau.
172) Je sens ton corps opérer un déplacement presque imperceptible sur le canapé. Tu te grattes, une petite vague affleure à la surface du duvet vert qui nous recouvre. D'ici, je ne sais pas quelle partie de ton corps tu grattes, mais quelle qu'elle soit j'ai envie d'y porter les lèvres. Mais pour être tout à fait honnête, je t'aimerais avec moins d'anxiété si, une fois, juste une fois, ton acteur Américain en sortait sans nez ou les couilles en moins.
173) L'autre jour un copain à moi qui revenait de Russie m'annonce : Je sais que tu aimes la Russie et la guerre, j'ai un cadeau pour toi. Et il m'offre une demi-douzaine d'insignes de l'armée rouge, marine, aviation artillerie, danse cosaque, tout. J'ai de moins en moins de certitudes sur la notion de hasard.
174) Ô Katioucha ! Quand ton aimé reviendra de mes fantasmes, de ma migraine et de mon acteur américain, quand il se jettera sur toi puant la viande et la vodka, pense à ton amour, à ce à quoi il ressemblait quand tu le chantais seule sur la berge, même s'il est recouvert d'écailles et qu'il vomit des trucs vert fluo. Nous sommes en 1986 et ton amour s'en revient d'Ukraine. Mais je ne m'en fais pas : fatigue, nostalgie, sarrasins, acteurs américains pour salons de dimanche soir, le nuage, comme on dit, s'est arrêté à nos frontières.
08:06 Publié dans Pour une débénabarisation du quotidien | Tags : débénabarisation du quotidien, manu campo, 86, vienne, poitiers, confiance, canapé, union soviétique, torture, acteur américain, choeurs de l'armée rouge, katioucha | Lien permanent | Commentaires (0)
03/03/2015
Pour une débénabarisation du quotidien 149-160
Suite du ping-pong poétique avec Emanuel Campo. L'épisode précédent ici.
149) Il faut manger. Il faut se ravitailler. La journée sera encore longue. Pourquoi est-ce tu ne soulèves pas cette fourchette, mec ?
150) Il y a que votre amour m'encombre tous les bras disponibles. Ce n'est pas qu'il soit lourd. Mais je ne sais pas dans quel sens le prendre. Il n'y a pas marqué HAUT et BAS. Il va falloir aller dans le métro avec. Il va falloir déranger une veille dame. Faire déplacer une poussette et éviter les regards en représailles. Il va falloir faire attention à ce qu'il ne touche pas le sol. Je ne sais pas s'il est fragile. Il n'y a rien marqué à ce sujet. Je ne sais pas s'il est encore sous garantie. De toute façon je perds toujours les bons de garantie. Il doit y avoir erreur. Pourtant, c'est bien mon nom qu'il y a sur l'étiquette. Et je ne sais pas comment je vais sortir mes clés de ma poche. Sans doute que je devrai le coincer entre ma hanche et le mur. Je risque de l'écraser un peu. Et ça durera, je tiendrai la porte à la dame du 1er, aux trois gosses, à sa belle-sœur deux cents mètres plus loin. Ils ne se presseront pas, ils ne se presseront pas. Encore un coup à finir en sueur.
151) LA SUEUR. Si je ne vaux rien pour la comédie romantique c'est en grande partie parce que les déodorants me filent des boutons. Je ne rigole pas. Je ne suis pas amoureux de l'humanité entière. Je ne tends pas les bras. Je les tiens en équilibre parce que mes aisselles sont boursouflées de bubons douloureux.
152) Et pourtant nous revenons à l'amour, toujours.
153) Je ne comprends pas votre amour. Je ne sais pas en quelle langue il est écrit. Je ne sais pas dans quel sens on doit lire. S'il faut faire des pauses entre le paragraphes. Je ne sais pas ce que j'ai fait pour le mériter. Je ne sais même plus de quoi on parlait, quand on parlait. Vous vous en souvenez ? On parlait. À ce moment-là c'était une activité en soi. C'était même la seule activité qui comptait. Avec les bouquins. Alors on vivait dans les bars. On lisait jusqu'à ce que les caractères s'aplatissent et deviennent pâteux. Et alors on les sortait de leurs pages et on parlait.
154) Aujourd'hui le bar c'est surtout un endroit où j'ai envie de pisser pendant des heures dans un couloir avec la langue pâteuse et une migraine insidieuse. Avec la même sueur aux aisselles. Mais sans savoir trop quoi dire à la personne qui est en face de moi, et qui, dans la quasi-totalité des cas, est une femme. Et qui, dans la quasi-totalité des cas, est habillée pour sortir. Et qui, dans la quasi-totalité des cas, me tire une gueule de rescapé de Guantanamo parce qu'elle soupçonne une raison sexuellement dégueulasse au fait que je ne la drague pas.
155) En attendant, nous avons quand même vécu ensemble une exceptionnelle évolution du pâteux.
156) Et là-dessus, je m'empâte.
157) On ne parlait jamais de notre physique, avant. On ne faisait pas gaffe à ce qu'on bouffait. Les artères étaient comme éternelles. On pensait qu'entre les livres et la parole on mobilisait assez de muscles. Mais j'ai fait un rêve un jour. Tu étais dedans, mon amour. C'était bien quinze ans avant que je te connaisse, je devais être en CE2, mais j'ai tout vu : la chambre d'enfants, le tapis de jeux, les Legos étalés partout. Et toi, qui rentrais avec ta mallette et ton tailleur. Les enfants étaient deux. Et moi, j'étais gras comme deux fois moi-même. Les cheveux tondus, comme aujourd'hui, sans doute parce que c'était plus pratique. La barbe. Le T-shirt de trois jours sans forme. ET LE CONTENTEMENT. LA PLÉNITUDE.
158) Je me suis réveillé en sursaut. C'est vraiment là, à huit ans, que j'ai compris le danger du bonheur.
159) Pour l'instant les gnocchis dorment. Et toi, tu mérites qu'on se comporte avec toi en homme responsable, digne de confiance. Tu es là, avec ton amour sans date de péremption. Tu es le contentement. La plénitude.
160) Je vais aller m'ouvrir une 8.6.
07:00 Publié dans fins de séries, Pour une débénabarisation du quotidien | Tags : débénabarisation du quotidien, emanuel campo, amour, contentement, rêve, s'empâter, 8.6 | Lien permanent | Commentaires (0)
18/02/2015
Pour une débénabarisation du quotidien 136-142
Suite du feuilleton poético-collaboratif avec Emanuel Campo. Pour l'épisode précédent, c'est ici.
136) Ça caille. Ça caille et ça fait mal. Ça caille et ça fait mal et c'est sans illusions. Le froid c'est en métal. Les doigts y accrocheraient que ça les rendrait cassants comme des extrémités de lépreux en sucre. Du moins c'est ce qu'on dit. Et pour tout ça, j'ai quoi, une médaille ? En vraie morve séchée ? Vaut mieux faire comme si les passants les contrôleurs du métro les collègues de bureaux le voyaient pas. Tout. Tout sauf des regards entendus. J'ai repris du service.
137) En arrivant au MI6 j'ai mis ma carte dans le lecteur présenté ma rétine pour fond de l'œil vérifié mes empreintes digitales. M. m'a reçu avec un excellent cognac et m'a demandé si ça allait, si les rhumatismes s'atténuaient si j'étais encore prêt à sauver le monde. Une vieille blague entre M. et moi. Je me suis envoyé un martini-vodka et j'ai entamé les dossiers. Tentative de coup d'État au Burkina ? Je largue une bombe à hydrogène. Bouygues reconnaîtra les siens. Assaut des forces rebelles en Afghanistan ? J'arrive dissimulé sous une burka, j'arrose le marché au FAMAS et je règle leur compte aux derniers boss façon kung-fu. Quelques crypto-anarchistes fomentent une manif non autorisée sur le tracé du Lyon-Turin ? Je leur offre une immolation maison, malgré l'absence regrettable de la télé. Au retour M. m'offre un Perrier tranche et m'annonce que j'ai mis huit secondes de plus que la dernière fois. J'encaisse mais c'est toujours la médaille qui m'obsède. J'ai laissé ma veste à l'analyse. Je sais déjà ce que les experts vont dire.
138) Ce qu'il y a, ce que les experts de la balistique vont me confirmer, c'est que la Nature Sauvage n'est plus. Il a muté en une petite nébuleuse nerveuse de culture sauvage. Il me regarde, et déjà ce qu'il pige à tout ça ne m'échappe plus totalement. Ses mots ont cessé d'être des jouets de matière pure, uniques, sans objet. Ils ont commencé à se généraliser, ses mots. A s'amalgamer. A opérer des synthèses. Ils sont réutilisables à l'infini. Il me regarde, et il y a quelque chose de social dans sa nouvelle façon de faire le malin. Je connais ce regard. Je sais d'avance, et les experts de la balistique me l'ont confirmé, qu'à partir de maintenant et pendant un énorme paquet d'années sa vie va graviter autour de deux notions uniques :
EDUCATION SEXUELLE. DINOSAURES.
139) Le Tyrannosaurus Rex était un gros poulet avec des moignons de pattes pas encore transformées en ailes. Il est probable qu'en période de rut il était capable d'un COCORICO flamboyant. Le Tyrannosaurus Rex emmerde Steven Spielberg. Mais ce dernier ne s'en fait pas. Il sait (et les experts de la balistique n'en finissent pas de soupirer) que les enfants sont plus gonflés de certitudes que l'Académie française au grand complet.
140) Je montre un pigeon, je dis Regarde ! Un dinosaure ! Et le regard revient.
141) Il croit que je me fous de sa gueule. Ça y est, c'en est fini du temps où nos moments à nous me servaient de bonne excuse pour correspondre enfin à l'image que j'aimerais me faire de moi-même. J'ai une pensée furtive pour tous les mecs bien que j'ai connus, tous les bons pédagogues qui se sont usé à essayer de nous purger un peu de la merde que nous avions dans la tête. Tous les mecs à qui je me suis juré jour après jour d'envoyer le faire-part de naissance de la Nature Sauvage, du temps où elle l'était. Tous les mecs qui sont morts depuis, un jour où je ne faisais pas gaffe. Je prends un coup de regret, un coup de remords, et malgré la fatigue je n'arrive pas à être totalement bourré. Je ne sais pas s'ils sont morts avant ou après le retour officiel de l'apocalypse dans les grands médias, et j'essaie d'en tirer une leçon sur le temps qui s'enfuit à l'attention de la Nat... Culture Sauvage...
142) ... et je préfère ravaler ma leçon avec un gros caillot de glaire. Le regard, ce coup-ci, j'ai dû me hisser très haut, déplier l'escabeau et me mettre sur la pointe des pieds pour le croiser. Culture sauvage cligne de l'œil et je rétrécis encore d'un pouce.
Il sait déjà.
07:00 Publié dans Pour une débénabarisation du quotidien | Tags : débénabarisation du quotidien, emanuel campo, nature sauvage, culture sauvage, mi6, tyrannosaurus rex, certitudes | Lien permanent | Commentaires (0)